Alice Millet - Décale-toi !

texte pour 2 acteurs

À partir d’une rencontre entre une comédienne (Alice Millet), un metteur en scène (Éric Houguet) et un auteur (Erwan Tanguy), une écriture à trois raconte l’histoire d’une femme à partir de l’enterrement de son grand-père.
Photos © Nicolas Joubard
 

Extrait – I L’enterrement

Je me suis réveillée dans l’église, toute la clique habillée circonstance et tête de trois kilomètres qui va avec, toujours sans larme. Et les gens du village. Je ne les avais pas vu rendre hommage à mon grand père lors des veillées dans la salle. Il y avait sans doute quelque chose qui les empêchait de venir dans cette maison, voir le mort. Ils lui rendaient son mépris, sa solitude, sa dureté, en l’ignorant un peu, en feignant de l’ignorer. Mais là, dans l’église, sous la protection divine, ils y étaient presque tous, et leur présence d’emblée amenait une tension qui me fit frissonner. Tous les oncles tantes cousins cousines et parents étaient là aussi, à mon grand étonnement. Je ne peux m’empêcher d’être cynique avec eux.
Personne donc n’était resté dans la maison vide, enfin vide du corps, de cette présence, personne donc ne fouillait partout à la recherche d’un trésor perdu mais qui est là, tout le monde le sait qu’il est là, dans une malle, dans un placard, sous un lit, sous une trappe. Certains avaient des gestes nerveux, pressés qu’ils étaient d’y retourner.
Durant la cérémonie, je n’ai pas écouté le prêtre, ni ses paroles, ni son sermon, ni son peutêtre hommage, cela aurait bien été le seul d’ailleurs. J’étais concentrée sur les gens du village, dans mon dos, qui nous regardaient étrangement. Ils voulaient se venger de la dureté du mort – encore le mort, j’évitais ainsi les larmes de ne pas le nommer. Du fait de la fatigue, ou d’une fébrilité due aux circonstances, je les imaginais tous me regardant, prêts à réaliser leurs actes vengeurs sur moi, son petit ange bien aimé. Ils le savaient tous, ce que j’étais pour lui. Dans la famille aussi, j’avais le droit à des regards comme des lames encore chaudes d’avoir été forgée contre lui, contre moi. J’étais tendue, aux aguets, sachant qu’à tout moment je devais pouvoir me décaler pour éviter un projectile, ou me jeter sous les bancs, ou courir vers l’autel pour derrière me protéger des haines enfin lâchées.
Il ne s’était rien passé, ces haines imaginées n’étaient que des aigreurs, « reprends-toi ma petite grande » m’aurait-il dit, « soit forte, ne telaisse pas impressionner par eux, ceux du village comme ceux ma progéniture ». Je savais grand père, je ne devais pas craquer, pas ce jour-là, ni tout à l’heure hors de l’église.

(…)
Les oncles glissèrent le cercueil dans le corbillard – camionnette dernier cri, options abs, diesel peu polluant, climatisation, radio cassette avec chargeur de disques, suspension hydraulique, vitre teintée, tout un tas de gadgets qui en réalité ne servait à rien vu le peu de distance à parcourir, et à quelle vitesse.
Le cortège, défilé mortuaire d’ombres, pas lent, traversait le village d’un bout à l’autre par la rue principale, qui allait de l’église au cimetière, de la place des commerces, aux limites du village, juste avant qu’il n’y ait plus rien. C’était interminable. Encore, j’évitais les regards de toutes ces ombres connues ou inconnues de moi, mais que tu connaissais si bien. Je regardais les maisons aux façades grises, je ne savais plus si nous n’étions pas déjà dans le cimetière. Les gens du village nous suivaient dans la procession, au même rythme mais à une certaine distance derrière. Une distance nécessaire puisqu’ils n’étaient plus à l’abri (des bombes) sous le manteau de pierre de Dieu. Et les grilles apparurent, un soulagement proche, il y avait deux hommes aux portes, les concierges ai-je pensé, de cet hôtel particulier, d’une taille disproportionnée par rapport au village. Il y avait plus d’habitants dans le cimetière que dans le village, ça devait bien signifier quelque chose. Les mêmes oncles qu’à l’église prirent le cercueil, et commencèrent à traverser cet immense champ de croix, de pierres. C’était la dernière fois qu’il était à portée de mes yeux, presque à portée de mes mains. Je sentais mes yeux gonflés, mon coeur, « non ne dit rien, je t’en supplie », encore sa voix. Je retenais mes larmes au prix d’un silence. A notre tour, nous étions à une bonne distance derrière toi, grand père, nécessaire de ne pas nous approcher trop vite de la fosse, de ne pas faire de geste brusque dans ce lieu où nous ne pouvons encore rester. Personne ne se sent protégée dans un cimetière, l’ombre de la mort y règne sur toutes les ombres.
Je me suis retournée, pour juger la longueur du cortège. Ce fut un choc/coup terrible, il n’y avait plus que la famille dans le cimetière. Les gens du village étaient tous là, mais restés de l’autre côté des grilles, ils nous regardaient. La tension oubliée qu’il y avait dans l’église était de nouveau présente, harassante. J’allais vraiment défaillir.
Ma mère, d’un geste vif, brusque, mais discret, me retourna dans le sens de la marche, pour éviter que je ne m’évanouisse peut-être, pour les convenances plus certainement. J’étais prise de frissons, de tremblements, ils les prirent pour des sanglots retenus. Je ne comprenais pas ce qu’il y avait dans l’air. Il était malsain, rien à voir avec le cimetière, cela dépassait l’enterrement en lui-même. La famille ne semblait guère préoccupée par les gens du village, ils s’y attendaient, ou auraient aimé rester avec eux aux grilles, ou n’y pensaient même pas tellement les fouilles futures les obsédaient.
Étais-je donc la seule à ressentir de l’amour pour lui, à éprouver de la tristesse – ils ressentaient oui, mais ce n’était ni de l’amour, ni de la compassion, ils semblaient bouillir de tout autre chose, qui m’échappe. Il y avait une odeur de guerre sournoise que je ne pouvais comprendre, qui restait inaccessible. Qu’avait-il fait ou été pour mériter cela ?

Extrait – II La descendance

L’homme descend de ce qu’il descend. Un point avant sa naissance jusqu’au moment du mérite quand on porte un nom. Il y a des gens qui y trouvent du mérite et une certaine fierté. Parce qu’il faut être fier de ce dont on descend un nom pour une famille, pour une histoire, pour un pays ou pour une nation ? Cet acharnement a bien plus tenir à son nom qu’à son corps, qu’à sa vie.

L’homme descend de ce qu’il descend : une lignée de barbares et des générations sacrifiés au prix du sang. Quel est la valeur du sang si c’est pour couler lors de massacres, on dit génocide parfois mais il faut l’autorisation pour cela, et est-ce que le sang a plus de valeur que la vie ? Alors que le sang fait partie de la vie, il y a, bien entendu des sangs impurs qui abreuvent les sillons de ceux qui ont le droit de vivre parce qu’il est pur leur sang. Peut-être des hommes préfèreront avoir le sang impur que le sang de cette pureté-là. (…)
L’homme-malgré : c’est-à-dire à la fois avec et sans. Impossible d’être perpétuellement dansle passé à ruminer sur les cadavres qui nous culpabilisent justement. Il y a bien sûr des images qui nous obsèdent et qui nous sont données à / comme obsession. L’homme continue avec et sans ce passé qui ne cesse d’être là, qui continue. D’une certaine façon les Camps sont toujours là, ouvert à la dite impureté humaine, aux hommes qui ne méritent pas d’être ainsi nommés. Et c’est ainsi que nous sommes des hommes-malgré, en quête utopique et suspecte d’amnésie. Oublier, sélectivement ; vaine séparation de ce que nous sommes en cette maladie trop humaine à oublier et en ce rêve idyllique et nostalgique de notre enfance perdue – ou plus que l’enfance cette innocence qui n’a jamais été. Oublier les Camps et bien d’autres souvenirs mais garder ce qui nous constitue – ce dont on croit être constitué. L’amnésie est-elle sélective ? Elle n’efface pas toujours ce que nous voudrions. Et la menace d’un entre guillemets retour du refoulé. Nous ne souffrons aussi que de ce dont on ne se souvient pas – idée que nous nous faisons de la perte de je ne sais quoi ayant ou non existé, eut lieu. En cela des hommes-malgré.
Le fascisme comme excroissance d’une perte : l’origine.

Extrait – III Le décalage

– La femme –
Et vous ne deviez pas faire un geste

– Barnabé –
Je ne m’en souviens pas

– La femme –
Faites-le, allez devant la caméra et faites le geste,
Comme ça,
Non, il faut y croire,
Pas seulement dans le corps, dans le regard aussi,
Plus raide (mort), votre corps,
Plus tendu, les mains aussi,
La main gauche, dans la même énergie,
Avec les talons « schlack ! »,
Il faut que ça claque,
Quelque chose d’un corps conquérant,
Puissant,
Refaites-le encore,
Ne vous arrêtez pas jusqu’à ce que vous le trouviez
(Puis pendant que Barnabé exécute le geste)
Mes bras m’en tombent
Ma tête m’en tombe
Mes mains m’en tombent
Mes oreilles m’en tombent
Mes cheveux m’en tombent
Ma langue m’en tombe
Mon nombril m’en tombe
Mes genoux m’en tombent
Mes dents m’en tombent
Mon nez aussi m’en tombe
Mes poils m’en tombent
Mes jambes m’en tombent – et cela te fait rire
Mes pieds m’en tombent
Mes orteils et mes doigts m’en tombent
Mes os m’en tombent
Mes fesses m’en tombent
Ma colonne vertébrale m’en tombe
Mes omoplates m’en tombent
Mon bassin m’en tombe
Ma colonne d’air m’en tombe
J’étouffe
Mes joues m’en tombent
Mes grains de beauté m’en tombent
Mes ongles m’en tombent
Mon estomac m’en tombe – au talon
Mes seins m’en tombent
Mes intestins m’en tombent un temps interminable
Mon coeur m’en tombe
Et qui le pleurera
Ma voix m’en tombe
Mon rhume m’en tombe
Ma mélancolie m’en tombe
Mon cerveau m’en tombe
Mon crâne m’en tombe
Mes exclamations m’en tombent
Ma bouche et mes lèvres m’en tombent
Et mes rires m’en tombent
Tout ce qui m’en tombe pour un seul cercueil
(…)