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Corde raide - debbie tucker green / Cédric Gourmelon © Simon Gosselin

Première approche autour de corde. raide de debbie tucker green

Comme le souligne Hélène Lecossois dans son étude L’écriture du traumatisme de debbie tucker green ou la mise en jeu de la répétition (dans l’ouvrage Écritures théâtrales du traumatisme, esthétique de la résistance aux éditions PUR, 2012), « debbie tucker green ne montre pas la violence » à la différence de Sarah Kane par exemple. Cette violence est soit hors scène, soit elle a eu lieu avant. La pièce corde. raide n’échappe pas à ce principe, l’événement traumatique, dont a été victime le personnage 3, et aussi sa famille, s’est déroulé ailleurs, a priori au domicile de 3, il y a déjà un certain temps. Le déroulement de cet événement reste assez flou pour que chacun, lecteur ou spectateur, se fasse une idée de ce qui a pu se passer. Rien n’est vraiment précis, ce n’est pas le sujet. Le traumatisme n’est pas un prétexte dans corde. raide mais il n’est pas au centre : ce qui est pointé, c’est ce qui en est fait, comment il est exploité.

Le personnage 3 (une femme noire) vit encore au moment de cet événement, elle sait que le temps a passé mais cela semble se répéter en elle comme une épreuve indépassable, dont il est impossible de prendre de la distance. Et cette distance nécessaire pour qu’il puisse y avoir justice, parce qu’elle est impossible, donne une première approche de corde. raide : l’impossibilité de rendre sereinement justice par l’exploitation du traumatisme. Exploitation au sens économique du terme. La Justice, privatisée, et c’est ce que dénonce debbie tucker green dans cette pièce qui ressemble à un épisode de la série Black Mirror, n’est plus au service d’une « juste » sentence mais semble plutôt répondre aux plus bas instincts humains. Le traumatisme n’est plus un état dont il faudrait sortir par des soins pour pouvoir le dépasser et envisager une vie après, mais bien le cœur d’une justice punitive et vengeresse. Ne compte que la sentence. Et pour que cette sentence ne paraisse pas pour ce qu’elle est, une réponse violente à un acte violent, elle se retrouve noyée dans un protocole ou l’administratif déshumanise tout, n’écoute plus les émotions et donc les doutes ou les douleurs des victimes, car cela risquerait de rendre son exploitation plus difficile, ou en tout cas moins acceptable. Toute la machine judiciaire, privée donc exploitable, se concentre sur le coupable, une fois la culpabilité établie. Ce protocole qui se fait entendre tout au long de la pièce a l’objectif d’offrir le cadre le plus acceptable pour effectuer la condamnation à ce qui à nos yeux devrait apparaître comme violent et inacceptable.

Les personnages 1 et 2, représentants de cette machine qui se doit d’appliquer la sentence, ont en partie conscience qu’il y a quelques choses qui ne va pas, que la douleur de 3 ne sera pas soulagée par la sentence mais iels sont bloqué·es par le protocole. La force de debbie tucker green dans corde. raide tient dans la langue et le style qu’elle impose. 1 et 2 se perdent dans une langue qui est vidée d’émotions et de compassions dans le cadre d’un protocole qui non seulement ne le permet pas mais l’interdit.

Linguistiquement, les répétitions que le théâtre de debbie tucker green donne à entendre attirent l’attention sur les moments où le texte patine et soulignent le caractère moribond du langage, tout en le revivifiant simultanément. Elles donnent forme au ressassement qui se lit, depuis Freud, comme le signe que le sujet est psychiquement fixé au traumatisme. La répétition immuable des mêmes expériences atteste en effet que le traumatisme n’a pas pu être assimilé et qu’il ne peut se constituer en mémoire. (…) La rumination équivaut donc à une forme d’oubli ou de refoulement, en empêchant la prise de conscience de l’événement traumatique. Sous cet angle, la répétition apparaît comme profondément pathogène et liée à la pulsion de mort.

Hélène Lecossois, L’écriture du traumatisme de debbie tucker green ou la mise en jeu de la répétition (dans l’ouvrage Écritures théâtrales du traumatisme, esthétique de la résistance aux éditions PUR, 2012)

Les répétitions dans corde. raide ne sont pas du même ordre que celles des autres pièces de debbie tucker green, aussi bien dans ce qui se passe et ce qui se dit. Les répétitions dans le langage feraient presque penser à un bégaiement maladroit qui soulignerait un malaise grandissant lentement jusqu’à devenir assourdissant et qui révèle la force du traumatisme irrésolu de 3 dont la répétition est intérieure, non verbale ou si peu, obscure et qui se trouve même exacerbé par la non réelle prise en charge de la victime face au bourreau. La violence pour 3, au-delà du traumatisme, se trouve dans les précautions prises autour du coupable, précautions qu’elle ne perçoit pas vraiment pour elle.

L’exécution des décisions de justice par un organisme privé, dont c’est le business, devient une formalité administrative à but commercial dont victime et coupable ne sont plus que des produits et des clients. Le cadre proposé par debbie tucker green et traduit en volume par la scénographie de Mathieu Lorry-Dupuy et la mise en scène de Cédric Gourmelon, va dans ce sens : un espace vide et froid, d’une entreprise dont nous pourrions imaginer les bâtiments, immenses et vitrés, bien en vue dans les quartiers d’affaires. La salle où se déroule la scène est impersonnelle, ce n’est pas un bureau, il y a une table, des chaises, un distributeur d’eau, un tableau. Rien ne nous permet d’y projeter une vie sociale autre, des histoires, des émotions, c’est la caricature d’un lieu de réunion où défilent les présentations et les graphiques, les analyses et les plans marketing. Rien ne permet d’y accrocher le regard, pas de tableau, de fleur, de photographie, il n’y a pas de pensée, pas de distraction.

Iels entrent dans la pièce. C’est sommaire mais propre. Des néons s’allument automatiquement. Il y a un distributeur d’eau réfrigérée avec des verres en plastique dans un coin. Il y a quatre chaises sorties et plusieurs autres soigneusement empilées.

didascalie de corde. raide de debbie tucker green, éditions Théâtrales, traduction d’Emmanuel Gaillot, Blandine Pélissier et Kelly Rivière

Le texte semble se déplier comme une partition musicale où les voix se chevauchent, laissent place au silence puis essaient à nouveau de jouer l’un des thèmes mais échouent et par ces échecs successifs laissent l’œuvre se déplier pour faire deviner toutes les strates que cette pièce pourraient contenir, presque un infini où tout questionne, où les traumatismes et les refoulements des uns et des autres s’entrechoquent comme des murs d’un château de cartes s’effondrant au premier tremblement ou souffle de vent. La langue ici ne permet plus la pensée, elle doit être en accord avec l’espace vide et froid, elle courbe l’échine pour respecter le protocole et devient une arme terrible qui blesse grièvement ceux qui l’usent ou la subissent. La scénographie soutient donc la langue, lui donne un espace, une dimension, pour que nous puissions l’entendre telle qu’elle est, sans fioriture, sans effet. La force du style de debbie tucker green résonne / explose dans corde. raide, elle réussit à nous faire puissamment entendre ce qu’elle ne fait pas dire aux trois personnages.

Lire aussi une excellente analyse d’Alexandra Pierre sur https://espacego.com/les-spectacles/2023-2024/corde-raide/autour-de-corde-raide/