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Corde raide - debbie tucker green / Cédric Gourmelon © Simon Gosselin

Seconde approche de la pièce de debbie tucker green

Je préviens tout de suite les lecteurs, si vous n’avez pas lu ou vu cette pièce, ne lisez pas cet article pour le moment car cela rendrait l’effet de surprise de ce texte impossible, et cet effet est vraiment important.

La première approche reprenait le travail de Hélène Lecossois avec un regard plutôt psy, ce qui en général tend à me rebuter, mais je trouve que cela fonctionne bien avec les œuvres de debbie tucker green. Pour cette seconde approche, je m’intéresse aux ressorts dramaturgiques du texte avec ce que j’appelle l’effet boomerang. Cet effet était un des éléments de mon mémoire en arts du spectacle quand j’avais entrepris l’étude des enjeux esthétiques et politiques d’un théâtre engagé à travers les spectacles de Kantor, du Théâtre du Radeau (François Tanguy) et du Théâtre de l’Entresort/Cie Cat@lyse (Madeleine Louarn).

L’effet boomerang

Dans un des spectacles de Madeleine Louarn, Le Pain des âmes, les acteurices de la Compagnie Cat@lyse, nous faisaient traverser un monde onirique par l’intermédiaire de contes bretons. La particularité de la Cie Cat@lyse, c’est que c’est une troupe dont les membres sont porteurs d’handicaps mentaux, plus ou moins lourds, ce qui rend les représentations souvent fragiles et aussi très puissantes. Pour avoir eu la chance de voir ce spectacle plusieurs fois et dans des lieux très différents, j’ai pu éprouver plusieurs fois ce que je nomme donc l’effet boomerang. Pour cet effet puisse fonctionner, il faut qu’il y ait un espace important laissé aux spectateurices pour qu’iels interprètent ce qu’iels voient, ce qu’iels ressentent. Et dans Le Pain des âmes comme dans corde. raide, cet espace d’interprétation joue en plus avec nos préjugés ou nos raccourcis de réflexions. Les contes qui nous sont donnés à entendre ne le sont que partiellement, comme si cela n’était pas important, comme si la culture du conte en Bretagne n’était pas culturellement important, comme si les acteurices n’étaient pas en capacité de les tenir jusqu’au bout, faute de mémoire ou de concentration. Trop de comme si. Trop de suppositions. L’effet boomerang surgit dans la dernière partie de cette pièce lorsque la fin des contes arrivent, nous ramenant à nos tristes préjugés et faisant entendre une construction dramaturgique qui dépasse le simple fait de raconter de petites histoires mais les englobe dans un ensemble plus riche qui questionne notre rapport à toutes sortes de clichés et nous offre un théâtre riche, fantastique, spirituel et philosophique. L’effet boomerang ici nous renvoie donc à la figure, si je puis dire, nos vulgaires préjugés.

Dans corde. raide, cet effet est différent : le mystère qui nous est imposé ne se trouve pas dans le conte dont on n’aurait pas la fin mais dont nous entendons clairement la trame narrative. Dans cette pièce de debbie tucker green, nous ne savons pas de quoi les trois personnages parlent, et cela reste mystérieux pendant un long moment. Il y a des indices mais ils sont à peine perceptibles pour ceux qui ne connaissent pas déjà le sujet de la pièce. Dans ce vide à interpréter, les spectacteurices y projettent leurs propres histoires, leurs propres angoisses ou, du moins, laissent leur imaginaire inventer un cadre plausible pour rendre la situation compréhensible. Il était assez amusant, après chaque représentation, de questionner les spectateurices sur ce qu’iels pensaient avoir compris avant que cela ne se dévoile. Même si les indices ne permettaient pas de saisir le cœur du sujet de la pièce, ils démontaient au fur et à mesure l’idée qu’on s’en faisait. Lorsque le sujet se dévoile vraiment, l’effet boomerang peut être, suivant les personnes, plus ou moins fort mais il surprend. debbie tucker green, par l’utilisation d’une langue appauvrie par un système capitaliste et judiciaire très inquiétant, nous perd dans des situations embarrassantes, qui semblent vouloir éviter le plus longtemps possibles de nommer les choses vraiment, parce qu’elles sont innommables, parce que le système fait entreprise de la mort ou la victime n’est qu’un rouage (et non le client) et le condamné le produit sur lequel se concentre tous les soins. Nos suppositions encore nous reviennent à la figure à la fois en montrant un pire annoncé et en nous dévoilant notre surdité face à ce système qui doucement prend forme. Le travail de debbie tucker green, sur cette pièce en particulier, est de nous faire voir un futur possible, dans un avenir très proche, d’une dizaine d’années peut-être, et jusqu’où les conséquences d’une privatisation du système judiciaire (déjà en marche en Grande Bretagne) pourrait aboutir si la gestion des peines (et donc des peines de mort) devenaient privée. Le mystère, qui n’en est un que pour les spectateurices, n’est là que pour justement nous pousser à faire des suppositions, à combler le vide par nos imaginaires et rendre la révélation plus insupportables. Le moment clé de la révélation pourrait être la scène de la liste des peines de mort avec les points positifs et négatifs. Cette scène est terrifiante car c’est aussi un moment où les 3 personnages se détendent un peu, le personnage 2 peut dérouler ses connaissances, il est un peu moins sur ses gardes, le public peut respirer un peu, mais ce qui se dit est atroce et donc la tension entre les 3 personnages se déplacent, nous comprenons enfin le danger, enfin ce qui rend le dialogue difficile, voire impossible. Le suspens qu’il y a dans corde. raide est terriblement efficace et l’effet boomerang nous révèle ce qui pourrait devenir notre futur.

Dans les deux spectacles, l’effet boomerang n’est pas là pour nous faire la morale mais pour nous ouvrir les yeux, avec humanité et bienveillance, en questionnant nos a priori, en nous invitant à aller plus loin pour que nous ne jugions pas sans comprendre la situation.